La photographie tchèque occupe une place importante dans l’histoire de la photographie, avec des artistes majeurs tels que Josef Sudek, František Drtikol ou Josef Koudelka. À côté de ces trois grands noms de la photographie, d’autres photographes tchèques proposent un corpus tout à fait formidable. C’est le cas de Jaromír Funke, Jaroslav Rössler et Miroslav Hák… pour ne citer qu’eux. Leur rôle dans les avant-gardes artistiques est encore méconnu du grand public, cependant leurs œuvres sont présentes dans les plus grands musées internationaux et bien connues des experts.
Bref état de l’art du XXème en République Tchèque
La Tchéquie (République Tchèque) jouit d’une position spéciale en Europe, qui lui a permis d’évoluer au milieu des avant-gardes artistiques de l’entre-deux guerres. D’Ouest en Est le surréalisme, le cubisme, la nouvelle objectivité, l’abstraction, le constructivisme et le suprématisme… voient le jour. Dans cette effervescence, les avant-gardes tchécoslovaques sont partie prenante de la modernité du début du XXe siècle. Le monde des images optiques (cinéma et photographie) bénéficie alors d’un terreau fertile. En 1946, la création de la FAMU (l’école du film et du cinéma de Prague) entérine la place donnée aux images.
L’intelligentsia de la Mitteleuropa du XXème siècle évolue dans cet espace géographique bouillonnant. La tchécoslovaquie est le berceau d’écrivains de langues diverses (Sigmund Freud, Franz Kafka, Rainer Maria Rilke, Karel Čapek, Jaroslav Hašek ou Milan Kundera) et d’artistes avant-gardistes (Alfons Mucha, František Kupka, Toyen, Jindřich Štyrský, Antonín Procházka ou Miloš Forman). Des personnalités d’autres grands centres artistiques y exposent, dont Auguste Rodin, El Lissitzky ou Paul Klee.
Au sein de ce foisonnement émerge une esthétique photographique qui cultive l’inquiétante étrangeté chère aux surréalistes et les apports formels de l’abstraction et du cubisme. La photographie tchèque mérite l’attention de tout amateur d’art qui se respecte, votre serviteur vous donne quelques pistes d’exploration.
Le premier des grands photographes tchèque : František Drtikol
Si la photographie du XIXème siècle est très anglaise, française, américaine, voire japonaise, celle du XXème siècle doit compter avec la Tchécoslovaquie. À cet égard, František Drtikol (1883-1961) fait figure de pionnier. Il est le premier photographe tchécoslovaque à obtenir un rayonnement international.
La quasi-totalité des photographes tchèques connaissent son travail sur la photographie pigmentaire, le portrait et le nu. Il constitue une excellente entrée en matière pour apprécier les innovations plastiques et stylistiques liées au renouveau artistique du début du XXème, tiraillé entre la modernité et les avant-gardes.
L’idée d’arrière-garde de l’avant-garde va comme un gant à František Drtikol. Sa reconnaissance commence avec son usage des tirages pigmentaires propre à la photographie pictorialiste, puis son style évolue vers une prise en compte des apports du cubisme. Parallèlement à ces éléments modernes, il déploie un univers d’ombres parsemé de femmes spectrales comme on en voit alors dans le cinéma expressionniste allemand, teinté de romantisme noir et de symbolisme.
Ombres et nus dans les photographies de František Drtikol
Graciles et mystérieux, ses nus désincarnés adoptent des poses sportives, dignes des chronophotographies et des photos de nu académiques du XIXème siècle. Les œuvres de František Drtikol donnent la mesure de l’ambivalence qui habite la photographie de cette époque. Outil de la modernité, technologique par excellence, elle est utilisée pour capter l’invisible, qui devient image à travers des ectoplasmes aux anatomies déformées.
La photographie de nus déformées par l’optique et les jeux de miroirs se retrouvent dans les travaux des plus célèbres photographes du XXème, tels qu’André Kertész et Bill Brandt. Tandis que la figure féminine athlétique et fatale est le fil conducteur de toute l’œuvre d’Helmut Newton. Les photographies de František Drtikol, exposées à travers le monde, ont participé de l’émergence de ces sujets. Le photographique sert d’écarteur vis-à-vis du réel perçu, pour offrir un accès au rêve ou à la beauté convulsive des surréalistes.
Les avant-gardes photographiques de l’entre-deux guerre en Tchécoslovaquie
Photomontage, déformations optiques et jeux formels tendant vers l’abstraction sont les maîtres mots des avant-gardes de la photographie de cette époque. Du Bauhaus aux artistes surréalistes, un nouveau langage visuel voit le jour avec Man Ray, Dora Maar, László Moholy-Nagy… De nombreux photographes expérimentent alors photomontage, photogramme et solarisation. La Tchécoslovaquie est de la partie, avec des photographes certes moins connus du grand public mais dont les œuvres tiennent la comparaison.
Le collectionneur de photographie et l’amateur d’art trouveront des tirages originaux qui n’attendent que la reconnaissance du marché (l’histoire de l’art et les collections muséales ayant déjà repéré la qualité de ces travaux). Certains l’ont déjà obtenue (dans une certaine mesure, leurs prix restant largement en-dessous de ceux de photographes plus célèbres en Europe de l’Ouest et aux États-Unis). C’est le cas de deux photographes tchèques majeurs : Jaromír Funke (1896-1945) et Jaroslav Rössler (1902-1990), pour lesquels les vintages atteignent déjà plusieurs milliers. Leurs travaux ont l’immense mérite de nous permettre de bien appréhender les expérimentations photographiques de cette époque. Ainsi que d’autres artistes qui leurs sont contemporains, tels que Jindřich Koch (1896-1934) ou Karel Kašpařík (1899-1968), puis leurs cadets Ladislav Postupa (1929-2016) ou Emila Medková (1928-1985).
Jaromír Funke (1896-1945), théoricien et expérimentateur de la photographie tchèque de l’entre-deux guerres
Jaromír Funke a été la figure prééminente de la photographie tchèque des années 1920-1940, ses apports artistiques et théoriques le distinguent au sein de l’avant-garde tchèque et internationale. L’historien d’art Vladimír Birgus considère son apport comme l’équivalent, pour la photographie, de celui de František Kupka pour la peinture. Originaire de Kolín, ce jeune bourgeois se consacre entièrement à la photographie à partir du début des années 1920. À la fois photographe et enseignant, il explore un large champ visuel et est complètement au fait des avant-gardes de son temps.
Ses photographies de nature morte (avec effets d’ombres) le conduisent à explorer des pistes abstraites. Il s’illustre également comme expérimentateur de techniques en laboratoire (photogramme) et des cadrages et points de vues novateurs (jeux de plongés et contre-plongés). On retrouve ici une résonance avec la nouvelle objectivité allemande qui s’attache précisément à casser la ligne d’horizon.
Ce corpus photographique, à la fois riche – il ne cesse de se renouveler – et de grande qualité, est présent dans les musées internationaux (le MoMA, le Museo Reina Sofia, le Chicago Art Institute, la Tate…). Par ailleurs, les réflexions de Jaromír Funke rejoignent pour partie celles de László Moholy-Nagy et d’autres mouvements de l’avant-garde photographique. Au centre des théories de cette époque trône la photographie abstraite. L’abstraction et l’aspect schématique des objets photogrammés permettent une vraie photographie, débarrassée de son lien avec la vision humaine.
La photographie tchèque et le constructivisme : l’exemple de Jaroslav Rössler (1902-1990)
Jaroslav Rössler débute sa carrière en tant qu’assistant dans le studio pragois de František Drtikol, il y apprend les techniques de tirage (chimie argentique et tirages pigmentaires). Il intègre le groupe artistique Devětsil en 1923 et continue à travailler pour Drtikol. Dans les années 1923-1925, Jaroslav Rössler commence à tirer ses propres séries photos en utilisant ombres et lumières dans des compositions géométriques. C’est également durant cette période qu’il réalise ses premiers photogrammes. À partir du milieu des années 1920 il vit entre Prague et Paris, où il s’établira de façon permanente au bout de quelques années, Jaroslav Rössler est alors très actif au sein des avant-gardes et prend part à de nombreux projets. Renvoyé dans son pays en 1935, il y ouvre son propre studio.
À côté de son travail publicitaire, ses travaux personnels sont souvent considérés comme constructivistes. On y apprécie le dynamisme et l’élégance des formes. Le rendu cinétique réduit les objets à une géométrie simple et efficace, comme les pales d’un avion ou l’ergonomie d’un fuselage. Ces compositions laissent imaginer des petits casse-têtes s’emboitant les uns dans les autres. Leur aspect énigmatique et les jeux d’échelles participent à l’abstraction de l’image.
Au-delà des apparences, capter l’invisible
Jaroslav Rössler réalise également des photogrammes. Cette technique produit ce qu’on peut considérer comme des empreintes, des ombres ou des miroirs d’objets. L’idée de double est une analogie puissante. Associée au caractère géométrique des compositions, elles donnent l’impression que la photographie permet accéder à l’envers des choses. Elle devient ainsi l’outil qui permet de percevoir la vraie nature du monde, révélant l’en deçà d’une réalité illusionniste. Le fait que Jaroslav Rössler prenne pour sujet des récepteurs radios (dans les années 1922-1925), capables donc de capter et retransmettre des ondes invisibles pour l’humain, esquisse une galaxie esthétique, où l’invisible, la pureté des formes et l’abstraction se rencontrent.
Photographier les mystères de Prague
Prague, ville magique et mystérieuse, a été le catalyseur de nombreux photographes tchèques, dont le plus célèbre : Josef Sudek (1896-1976). Sa vision poétique transparaît dans ses panoramas de cette cité médiévale. Publiés dans les années 1930, il leur doit ses premiers succès. Reconnu internationalement, ses photographies seront le sujet de notre prochain article. En guise de mise en bouche, voici quelques vues nocturnes à mettre en regard de celles de Paris, par Brassaï, et de Londres, par Bill Brandt.
D’autres informations sur la photographie tchèque
Pour aller plus loin : nos conseils de lecture
BIRGUS, Vladimir, Czech Photographic Avant-Garde 1918-1948, 2002 (livre en anglais donnant un excellente ouverture sur les photographes tchèques).
BIRGUS, Vladimir, MLCOCH, Jan, Czech Photography of the 20th Century, 2011 (livre en anglais, une somme d’information sur la photographie tchèque, un très bon livre).
JINDFRICH, Toman, The modern Czech book : Photo – montage in print, 2009 (livre en anglais sur le photomontage des années 1910-1930, permet de découvrir les travaux de Karel Teige, Jindrich Styrsky, Toyen, Ladislav Sutnar et Frantisek Muzika).
PRIMUS, Zdenek, Art is abstraction : czech visual culture of the sixties, 2003 (livre disponible en anglais sur la scène artistique tchèques des années 1960).
La série de petits livres très bien construits Fototorst (en édition bilingue tchèque/anglais) sont de très bonnes monographies sur les photographes tchèques.
Sur la notion d’arrière-garde de l’avant-garde, voir les écrits de Michel Poivert sur le rôle du théâtre de de l’image performé. Il traite de l’antimodernité en photographie, inspirée en partie par le champ des études littéraires (avec Antoine Compagnon et William Marx).
Liste non exhaustive de photographes tchèques :
- Vojta Dukát
- Jan Svoboda
- Jindřich Marco
- Vladimír Jindřich Bufka
- Peter Župník
- Ivan Pinkava
- Jan Reich
- Jan Ságl
- Jindřich Přibík
- Tomki Němec
- Bohumil Krčil
- Dušan Šimánek
- Eugen Wiškovský
- Jan Langhans
- Tono Stano
- Emila Medková
- Antonín Kratochvíl
- Josef Sudek
- Josef Koudelka
- Viktor Kolář
- Karel Teige
- Karel Cudlín
- Jaroslav Rössler
- Jinřich Štyrský
- Zdeněk Tmej
- Alfons Mucha
- Bohdan Holomíček
- Alexandr Hackenschmied